Regard sur quarante années de journalisme

Parcour

Quarante années d’exercice du journalisme en Algérie, d’abord sous le parti unique puis dans le cadre du pluralisme médiatique, sont restituées par Houria Aït Kaci dans un livre qui s’ouvre sur le récit d’«une enfance dans la guerre», vécue par une fille de chahid (martyr), racontant les atrocités de l’armée française qui «n’a rien à envier à celle d’Hitler», fait-elle constater. Elle décrit les souffrances endurées pendant la lutte de libération nationale, dans sa Kabylie natale, par sa famille, en fait, c’était le sort de toutes les familles algériennes dont un ou plusieurs des membres avaient rejoint les rangs des moudjahidine : «Notre vie était désormais rythmée par les nouvelles de la guerre et les exactions des soldats français, qui venaient la nuit nous réveiller en sursaut en enfonçant la porte à coups de crosse».

«La scène la plus terrible qui reste gravée dans ma mémoire est survenue après le départ de mon père au front quand des soldats français ont détruit, avec grand bruit, sous nos yeux, notre maison avec tous les biens qu’elle contenait». Oui, Houria Aït Kaci a raison d’écrire : «L’armée française n’avait rien à envier à celle d’Hitler par ses massacres, ses tortures, ses bombes au napalm et, pour finir, ses essais nucléaires à Reggane, au Sahara, où les effets des rayonnements radioactifs sur les habitants et l’environnement sont perceptibles jusqu’à nos jours !».
Les enfants de l’époque qui étaient, comme elle, dans une famille de «fellaghas», pour reprendre l’appellation se voulant infamante collée par la presse coloniale française aux moudjahidine, peuvent en témoigner. Des dizaines d’années après, ils disent, comme elle, en pensant aux chouhada qui leur sont proches : pas de pardon à la France pour la mort de tous les martyrs ainsi que tous les crimes qu’elle a commis en Algérie.

La mémoire sacrée de nos héros
Houria Aït Kaci a bien exprimé le chagrin qui a pesé dans les familles de chouhada (martyrs), et surtout sur les veuves et mères, lors des manifestations historiques du 5 juillet 1962 et des jours suivants, quand les Algériennes et les Algériens ont fait éclater leur joie de commencer à vivre dans un pays indépendant, libéré de l’occupation coloniale française qui avait duré 132 ans. «J’ai remarqué que ma mère n’était pas joyeuse et j’ai voulu en connaître la raison». «Je suis triste parce que ton père ne reviendra jamais et ne connaîtra pas l’indépendance», lui a répondu sa mère. «Je n’ai compris que bien plus tard, ce qu’elle a dû ressentir à ce moment-là», avoue l’auteure. Elle évoque également la douloureuse épreuve vécue par les proches de chouhada sans sépulture, de ne pouvoir se recueillir sur leurs tombes. Son père, Boussad Aït Kaci, tué le 21 mai 1957, lors d’un accrochage avec l’ennemi, est resté sans sépulture, tout comme ses 19 compagnons tombés ce jour-là. Enterrés dans une fosse commune, ce n’est que cinquante ans après l’indépendance, le 5 juillet 2013, raconte-t-elle, que leurs dépouilles ont été réinhumées au Carré des Martyrs du cimetière avec une stèle commémorative, au cours d’une cérémonie officielle.
Est-ce que, suffisamment a été fait, par les autorités algériennes, pour retrouver les traces des moudjahidine portés disparus après avoir été torturés et assassinés par l’armée française et, aussi, pour situer les endroits où se trouvent leurs restes tombés au combat et sans sépulture?
Même question pour la signalétique des lieux de mémoire comme, par exemple, les centres de torture, dont certains ont été carrément effacés par leur destruction après l’indépendance ou masqués par de nouvelles constructions. «La mémoire sacrée de nos héros aurait dû être placée au-dessus de toute considération car la nation leur doit reconnaissance», écrit, avec indignation, et à juste raison, Houria Aït Kaci.

Le temps des choix
Avec l’avènement de l’indépendance et après le lycée, s’opèrent les choix, d’abord idéologique, avec sa découverte du marxisme et son adhésion au PAGS clandestin (Parti de l’avant-garde socialiste, continuité du Parti communiste algérien, PCA), «en droite ligne de mon penchant pour les idéaux de justice sociale et les idées marxistes», explique-t-elle, puis le choix professionnel, concrétisé par l’immersion, par conviction, dans le journalisme, pour «défendre la cause des classes laborieuses et des déshérités».
Il est utile d’ouvrir une parenthèse pour rappeler que, durant son existence, le PAGS – «haut lieu de patriotisme», écrit Houria Aït Kaci- a formé toute une génération de militants désintéressés qui se sont trouvés éparpillés dans les secteurs utiles de l’Algérie. Ce que la rumeur publique a appelé «mouvance PAGS», faite de militants et de «compagnons de route», a donné au pays des dirigeantes et dirigeants dans les syndicats, dans le mouvement des femmes, parmi la jeunesse, à l’université ; des leaders populaires dans les quartiers et villages ; des intellectuels, des journalistes, hommes de théâtre et cinéastes de talent, et aussi des travailleurs consciencieux dans les établissements d’enseignement à tous les paliers, parmi les professionnels de la santé, ainsi que des hauts fonctionnaires, y compris au rang de wali ou ministre, des cadres supérieurs, des chefs d’entreprise… Tous, des bâtisseurs. Les membres du PAGS ont connu aussi les interdits professionnels, les privations de passeports, l’ostracisme et les licenciements, beaucoup ont connu les tortures et la prison, sans jugement. Les convictions étaient solides ; les reniements, impensables.
Symboles, parmi de nombreux autres, de cet engagement courageux : Berrekâa Keddar et Abderrahmane Belazhar, morts, l’un dans la clandestinité, en mars 1970, des suites d’une maladie mal soignée à cause de la persécution policière, et le second, au grand jour, en septembre 1992, premier d’une longue liste d’universitaires et chercheurs assassinés par les intégristes ; tous deux, en luttant pour les mêmes objectifs de démocratie et de progrès.
C’est dans ce parti que Houria Aït Kaci a milité. Elle a eu à croiser, au cours de son activité de journaliste, ses camarades de parti, comme Abbas, «syndicaliste chevronné», et Chebbah El Mekki, «communiste de la première heure», représentatifs de deux générations de militants.
À propos d’Abbas, elle se souvient d’«une grève très dure au port d’Alger qui s’est poursuivie pendant plusieurs jours. Elle était dirigée par le puissant syndicat des dockers avec, à sa tête, un certain Abbas, un syndicaliste chevronné très estimé dont les prises de parole étaient de véritables leçons sur la relation dialectique entre la défense de l’intérêt national et celui des travailleurs». Concernant Chebbah El Mekki, elle s’est demandée «comment un tel militant hors du commun, très en avance sur son temps, était méconnu des Algériens et mort dans l’anonymat, en 1988, à l’âge de 94 ans». Ses critiques n’ont pas épargné son parti, le PAGS, dont elle dénonce la dissolution en 1993 opérée par d’anciens dirigeants, un «véritable gâchis», estime-t-elle.

Le journalisme
Dans sa rétrospective d’une quarantaine d’années d’exercice du journalisme, l’auteure offre un témoignage et une lecture des évènements qui ont marqué et déterminé l’évolution du pays, depuis qu’elle a rejoint la rédaction de Révolution et Travail, organe de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), en 1979, c’est-à-dire après la mort du Président Houari Boumédiene. Elle estime que, pour un journaliste, «avoir des convictions politiques n’empêche pas de faire une couverture des évènements en présentant les différents points de vue, les différents arguments, dans le respect de la déontologie, sans haine, sans insultes, en laissant aux lecteurs le soin de se faire leur propre opinion».
Le titre du chapitre consacré à ses débuts dans le journalisme annonce une liberté de ton utilisée dans le livre, qui surprendra certainement le lecteur : «Quelqu’un a aidé Boumediene à rejoindre l’au-delà». Houria Aït Kaci décrit ce qu’elle caractérise comme la «déboumédienisation», mise en oeuvre sous la présidence de Chadli Bendjedid qui a succédé à Boumédiene. Elle cite l’article 120 (des statuts du FLN adoptés par le Congrès extraordinaire de juin 1980 convoqué par feu le Président Chadli) qui «interdisait carrément toute responsabilité politique et syndicale au sein des organisations de masse sous tutelle du FLN et au sein des appareils d’Etat» aux non-militants du FLN, visant, en fait, essentiellement, les membres du PAGS. Elle évoque la nouvelle politique anti-ouvrière et anti-socialiste, l’ouverture du commerce extérieur (elle indique, au passage, à qui cela a profité) et la politique de l’«Infitah» conduisant au libéralisme économique qui «s’installa durablement et la voie capitaliste, libérale, remplaça l’option socialiste». Elle parle de la corruption et du clientélisme ainsi que la «médiocratie» qui ont caractérisé la présidence de Chadli.

Le 5 octobre 1988 et ses conséquences
L’auteure rappelle ce qui s’est passé le 5 octobre 1988 et les jours suivants, dont elle a été témoin direct en tant que journaliste à l’APS, à une période où la censure, en vigueur sous le parti unique, a atteint son paroxysme. Elle donne sa lecture de cet événement et de ses conséquences, notamment le multipartisme débridé, suggérant qu’il découlait de la méthode utilisée par le pouvoir de «taper à droite et à gauche pour neutraliser les deux extrêmes «et «contrôler la situation». Elle décrit également l’«aventure de la presse libre», consistant en la création par les journalistes d’entreprises privées de presse grâce à une aide de l’Etat. C’est une des suites données aux manifestations du 5 octobre consacrée par la loi du 3 avril 1990 sur la liberté de la presse, rappelle-t-elle.
Mais, ce n’est que bien plus tard, en 1996, que Houria Aït Kaci se lance dans l’aventure de la presse privée en créant l’Agence algérienne d’information (AAI), après avoir quitté l’APS «à un moment où la liberté d’information s’était rétrécie, faisant du journaliste un fonctionnaire». Elle ne voulait pas voir son travail «dépendre du rédacteur en chef ou du directeur de l’information qui recevait des directives ‘’d’en haut’’ (ministère de l’Information ou Présidence)».
Elle décrit comment elle a pu tenir pendant dix ans avant que l’AAI mette la clé sous le paillasson.
«A l’APS, il y avait les moyens, mais pas la liberté d’information ; à l’AAI, nous avions la liberté d’information, mais nous manquions terriblement de moyens». Tout est dit. Toutefois, elle admet que, même dans la presse libre, la corruption a été «une pratique courante» qui s’est propagée et fait des victimes dans la presse, constate-t-elle.

Des faits spectaculaires et des interrogations
L’auteure consacre plusieurs chapitres à des évènements qui ont occupé la Une des médias et dont elle fait une lecture remarquable, ponctuée de questions pertinentes qui restent posées. C’est le cas pour ce qu’elle appelle le «Printemps mozabite» qui mêle «mafia, terrorisme et espions du Mossad», à propos des «évènements de Ghardaïa, marqués par des affrontements sanglants à la fin de décembre 2013». Des interrogations aussi pour «l’attaque de Tiguentourine : un autre Printemps arabe» qui «a précédé les évènements de Ghardaïa de quelques mois», écrit-elle. Pour Houria Aït Kaci, les deux faits «répondent à l’objectif de déstabilisation du pays par son flanc Sud et Extrême-Sud». Même approche concernant le ‘’Qui tue qui ?’’ qui était distillé par les milieux intégristes et leurs soutiens internationaux». Illustrations : l’enlèvement et l’assassinat des moines de Tibhirine et d’autres attentats et massacres. Le livre se termine par les «vingt ans à El Mouradia et aucune interview à la presse nationale» pour introduire une rétrospective de la période Bouteflika.
Durant cette période, constate-t-elle, «le nombre de corrompus et de corrupteurs, de nouveaux riches dont la fortune rime avec l’argent sale, s’est développé de façon astronomique, jusqu’à devenir une véritable menace pour la sécurité nationale».
Le livre de Houria Aït Kaci est très instructif pour ceux qui ont suivi l’évolution du pays depuis l’indépendance. Un livre intéressant qui donne à réfléchir.
M’hamed Rebah